Ce dimanche 23 juin a eu lieu la dernière émission Le grand dimanche soir sur France Inter. « Cette fois, c’est vraiment la dernière » commence Charline Vanhoenacker. Dernière de la saison et probablement dernière émission tout court vu à quel point sa troupe s’est disloquée suite aux polémiques entourant le licenciement de Guillaume Meurice.
Cet épisode final s’apparente à un véritable point d’orgue pour une « bande » d’humoristes, chroniqueurs, chanteurs qui ont commenté avec humour la vie politique sociale et culturelle en France de l’élection du président François Hollande à la dissolution de l’Assemblée nationale par Emmanuel Macron, douze ans plus tard. Sur ce seul plan culturel, c’est historique et il ne fait aucun doute que leurs billets donneront une belle postérité pour la recherche scientifique sur ce sujet.
Dans cet article issu de la littérature sur les médias, l’humour et de mes recherches de terrain, je souhaite proposer une analyse prospective de cet événement qui a pour but premièrement de comprendre les enjeux du « rire d’après », comment le rire politique va se définir dans cette nouvelle configuration et deuxièmement d’aboutir à une définition d’une nouvelle satire politique en France dans le contexte particulier de la montée du Rassemblement national.
Trajectoires professionnelles
Le premier enjeu sera de comprendre comment les différents protagonistes de l’émission poursuivront leur travail lors des prochaines saisons. À partir d’un événement aussi marquant que l’arrêt spectaculaire d’une émission radio, comment chaque chroniqueur va-t-il poursuivre sa carrière ?
Sur cette question, il convient de distinguer les chroniqueurs dont le métier est humoriste de scène et Charline Vanhoenacker qui est journaliste. Les premiers ont largement utilisé les réseaux sociaux pour mettre en scène soit leur démission de l’émission par exemple pour Djamil Le Shlag, soit pour ironiser sur leur absence à l’antenne comme pour Aymeric Lompret qui montrait à ses followers ce qu’il faisait le dimanche à la place de venir à France Inter avec la mention « Pas guillaume = Pas Aymeric ».
C’est bien sûr le cas du principal intéressé, Guillaume Meurice, qui a organisé une fête pour son pot de départ et qui s’est longuement expliqué sur cette polémique dans l’émission de Clément Viktorovitch. Tous ces humoristes poursuivront leur carrière sur scène, l’enjeu pour eux est de mobiliser leurs fans qui les suivront au-delà de la radio. Ce phénomène est impossible pour Charline Vanhoenacker, la chroniqueuse littéraire Juliette Arnaud ou la chercheuse en linguistique Laélia Véron pour ne citer que quelques voix de l’émission dont la suite de la carrière prendra nécessairement un autre chemin. Cette distinction est essentielle pour comprendre les attitudes des différents chroniqueurs face à la direction de Radio France. Cette variable économique est significative pour saisir la possibilité de chaque acteur d’opérer un rapport de force plus ou moins spectaculaire avec son employeur.
L’enjeu des audiences radiophoniques
Un autre aspect touche l’économie des médias. Ces derniers fonctionnent sur le système du marché biface à savoir qu’il s’adresse tant aux annonceurs qu’aux auditeurs. Plus la radio ou la télévision fait de l’audience, plus les espaces publicitaires entourant les émissions seront lucratifs.
Si ce mécanisme se rencontre partout, comme récemment sur Europe 1 avec l’arrivée de Cyril Hanouna, il existe également un marché biface avec les chroniqueurs humoristiques.
La radio permet ainsi aux humoristes de gagner de nouveaux spectateurs pour leur spectacle alors que l’humoriste permet de convertir ses followers en auditeurs pour la radio. Ce jeu gagnant-gagnant a eu un impact fondamental sur le marché des audiences puisqu’au cours de mes enquêtes de terrain, les responsables de France Inter ont largement reconnu que la bande d’humoristes entourant Charline Vanhoenacker avait permis de rajeunir l’audience de la chaîne et de la faire devenir première radio de France, place qu’elle occupe toujours aujourd’hui. Si bien entendu les humoristes ne portent pas seuls les clefs de ce succès, ils ont clairement contribué à inverser le rapport médiamétrique avec le grand rival RTL.
Le divorce entre ces humoristes et Radio France arrive donc dans un contexte de succès d’audiences qui mettent tant Radio France que leurs chroniqueurs en position de force. Comment ces audiences vont-elles se poursuivre ? Les humoristes démissionnaires parviendront-ils à convertir les auditeurs en un public fidèle présent dans les salles de spectacle ? La radio parviendra-t-elle à garder les followers de Guillaume Meurice, Aymeric Lompret et tant d’autres pour leur proposer d’autres émissions ? L’enjeu économique pour le marché des audiences est fondamental surtout à l’heure où d’importantes réformes du marché audiovisuel public sont sur la table, tant pour le RN qui évoque une privatisation que pour le gouvernement Macron qui souhaitait fusionner télévision et radio.
Le rôle ?
Enfin, un autre enjeu sur le plan macro apparaît comme fondamental, c’est le rôle incontournable que jouera le Rassemblement national dans la vie politique française au moins jusqu’aux élections présidentielles de 2027. Il convient ici de prendre conscience du rapport conflictuel historique que l’humour entretient avec l’extrême droite depuis le réquisitoire emblématique de Pierre Desproges contre Jean-Marie Le Pen du 28 septembre 1982 sur France Inter où le célèbre humoriste français posait ces deux questions fondamentales : « Peut-on rire de tout ? » et « Peut-on rire avec tout le monde ? »
Quel humour fera face au Rassemblement national ? S’agira-t-il d’un humour de réconciliation, celui qui s’adapte à la situation, celui qui répond « oui » à la deuxième question comme lorsque l’imitateur Nicolas Canteloup fit pleurer de rire Marine Le Pen sur Europe 1 ? Ou plutôt d’un humour de résistance, d’affrontement qui rappelle que l’humour a été une arme historique face au pouvoir politique dans l’histoire de France, comme pour les Mazarinades lors de la Fronde ou lors de la Révolution française ?
Vers une nouvelle satire politique en France
Sans savoir à ce stade qui sera à Matignon le 8 juillet prochain, il ne fait aucun doute que le dimanche 23 juin 2024 sera une date emblématique dans l’histoire de la satire politique française. Chant du cygne d’une génération d’humoristes qui termine son dernier opus par une chanson de rassemblement ouvertement hostile au Rassemblement national d’après la musique de Générations Enfoirés des restos du Cœur qu’ouvrait la voix de Coluche :
« Aujourd’hui, on a encore des droits, pour combien de temps on sait pas !
Car demain, si c’est Bardella, c’est fini pour moi, fini pour toi !
Il y a encore un peu d’espoir, si on se rend à l’isoloir,
pour glisser un bulletin dans l’urne,
contre la vague, la vague brune ! »
Ces paroles, comme les nombreuses tribunes signées par des artistes ou même des footballeurs, ne laissent pas l’ombre d’un doute sur le fait que le la société civile se mobilisera face au Rassemblement national.
L’humour fera partie de cette mobilisation et il conviendra d’analyser les discours, les impacts, les conflits que cette satire engendrera. La nouvelle satire politique en France constitue un champ de recherche incontournable pour la science politique comme la linguistique. Ce champ permettra sans doute plus qu’à n’importe quelle période de mesurer le pouvoir de l’humour sur une société, soit en légitimant les groupes dominants par « l’acceptation de rire avec tout le monde », soit en résistant à ces groupes par l’instauration d’un rapport de force porté par le comique.
Enfin, le lieu de cette nouvelle satire politique en France sera lui aussi un objet de recherche incontournable. Quel rôle les médias publics et privés vont-ils jouer dans l’expression de cette parole satirique ?… Était-ce, pour le dire autrement, la dernière fois qu’on entendait un message politique de résistance face au Rassemblement national porté par des humoristes du service public ?
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