La prédominance du dollar (ou le rôle démesuré du dollar dans l’économie
mondiale) a encore récemment pu être observée, étant donné que la robustesse
de l’économie américaine, le resserrement de la politique monétaire et
l’intensification des risques géopolitiques ont contribué à valoriser
davantage le billet vert. Parallèlement à cela, la
fragmentation économique et la potentielle réorganisation de l’activité économique et financière
mondiale en blocs distincts pourraient encourager certains pays à utiliser
et à détenir d’autres monnaies internationales et de réserve.
Les récentes données provenant du rapport du FMI sur la composition
en devises des réserves de change (COFER) indiquent une baisse progressive continue de la part du dollar dans les
réserves de change des banques centrales et des États. Il est frappant de
constater que la baisse de la part du dollar au cours des deux dernières
décennies n’a pas été contrebalancée par l’augmentation des parts des
autres principales monnaies, que sont l’euro, le yen et la livre. Au lieu
de cela, c’est la part de ce que nous appelons les « monnaies de réserve
non traditionnelles » qui a augmenté, notamment celle du dollar australien,
du dollar canadien, du renminbi chinois, du won sud-coréen, du dollar
singapourien et des devises nordiques. Les données les plus récentes
confirment cette tendance, que nous avions déjà soulignée dans un précédent document
de travail et un article
de blog du FMI.
Ces monnaies de réserve non traditionnelles sont attrayantes pour les
gestionnaires de réserves parce qu’elles sont une source de diversification
et offrent des rendements relativement performants. Elles sont aussi
devenues plus faciles à acheter, à vendre et à détenir grâce au
développement des nouvelles technologies financières numériques
(telles que le modèle de marché automatique « Automated Market Maker »
et les systèmes automatisés de gestion des liquidités).
Cette tendance récente est d’autant plus saisissante au vu de la force du
billet vert, qui indique que les investisseurs privés se sont tournés vers
les actifs libellés en dollars. C’est du moins ce qui transparaît de
l’évolution des prix relatifs. En même temps, cette observation rappelle
que les fluctuations des taux de change peuvent avoir de manière
indépendante une incidence sur la composition monétaire des portefeuilles de
réserves des banques centrales. Les variations de la valeur relative des
différents titres publics, reflétant les fluctuations des taux d’intérêt,
peuvent également avoir un certain effet, même si ce dernier aura tendance à
être moindre, dans la mesure où les rendements des obligations émises dans
les principales monnaies suivent habituellement la même trajectoire. En
tout état de cause, ces effets de valorisation ne font que renforcer la
tendance générale. À plus long terme, au cours des deux dernières
décennies, le fait que la valeur du dollar soit dans l’ensemble restée la
même, tandis que sa part dans les réserves mondiales a diminué, indique en
effet que les banques centrales se détournent progressivement du dollar.
En même temps, les tests statistiques n’indiquent pas une accélération de
la baisse de la part du dollar dans les réserves, contrairement aux
affirmations selon lesquelles les sanctions financières américaines ont
précipité l’abandon du billet vert. Certes, comme certains l’ont affirmé, il
est possible que les mêmes pays qui cherchent à s’éloigner du dollar pour
des raisons géopolitiques sont aussi ceux qui ne communiquent pas
d’informations sur la composition de leurs portefeuilles de réserve dans le
cadre de l’enquête COFER. Il convient toutefois de noter que les 149 pays
qui ont répondu à l’enquête représentent jusqu’à 93 % des réserves
mondiales de change. En d’autres termes, les pays non participants ne
représentent qu’une part infime des réserves mondiales.
Le renminbi chinois est l’une des monnaies de réserve non traditionnelles
qui gagnent des parts de marché (à savoir un quart des parts perdues par le
dollar). La Chine a mis en place des politiques sur plusieurs fronts pour
promouvoir l’internationalisation du renminbi, notamment le développement
d’un système de paiement international, l’extension des accords de swap et
le lancement d’une monnaie numérique de banque centrale. Il est donc
intéressant de noter que l’internationalisation du renminbi montre des
signes de stagnation, du moins au vu de la part qu’il représente dans les
réserves. Les données les plus récentes ne montrent pas de nouvelle
augmentation de la part du renminbi dans les réserves. Certains
observateurs estiment cependant que la dépréciation du taux de change du
renminbi au cours des derniers trimestres a masqué cette augmentation. Cela
étant dit, même en tenant compte des variations des taux de change, la part
du renminbi dans les réserves a diminué depuis 2022.
D’autres observateurs suggèrent que ce qui est perçu comme une baisse continue des avoirs en
dollars et une augmentation de la part des devises non traditionnelles dans
les réserves n’est en fait que le fruit du comportement d’une poignée de
grands détenteurs de monnaies de réserves. La Russie, pour des raisons
géopolitiques, fait preuve de prudence dans sa politique de détention de
dollars, tandis que la Suisse a préféré accumuler des réserves en euros au
cours de la dernière décennie, la zone euro, proche géographiquement, étant
son partenaire commercial le plus important. Mais si l’on exclut la Russie
et la Suisse de l’agrégat de l’enquête COFER et si on se fie aux données
publiées par les banques centrales de ces pays de 2007 à 2021, on constate
peu de changement dans l’ensemble.
En fait, ce constat est plutôt général. Dans notre document
de travail de 2022, nous avons identifié 46 « diversificateurs actifs ». Ce sont des
pays dont la part des réserves de change en devises non traditionnelles
était d’au moins 5 % à la fin de 2020. Il s’agit notamment des principaux
pays avancés et pays émergents, et donc la plupart des membres du G-20. Au
moins trois autres pays (Israël, Pays-Bas, Seychelles) ont rejoint cette
liste en 2023.
Nous avons aussi constaté que les sanctions financières imposées par le passé incitaient les banques
centrales à délaisser légèrement leurs portefeuilles de réserves (ces
derniers risquant d’être gelés et redéployés) au profit de l’or, qui peut
être stocké dans le pays et ne risque donc pas d’être affecté par une
quelconque sanction. Ces travaux ont également montré que la demande d’or
émanant des banques centrales est restée positive malgré les incertitudes
entourant la politique économique et le risque géopolitique à l’échelle
mondiale. Ces facteurs peuvent être à l’origine de l’accumulation d’or par
un certain nombre de banques centrales dans les pays émergents. Cependant,
avant de ne présager de quoi que ce soit, il est important de rappeler que
la part de l’or dans les réserves reste à un niveau historiquement bas.
En résumé, le système monétaire et de réserve international continue
d’évoluer. Les tendances que nous avons mises en évidence dans cet article
(à savoir une baisse très progressive de la prédominance du dollar et
l’augmentation du rôle des monnaies non traditionnelles de petits pays
ouverts et bien gérés, rendue possible par les nouvelles technologies de
change numériques) restent d’actualité.
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